LES CINQ FRELUQUETS DE SOLRE-LE-CHATEAU - LÉGENDE DU NORD



LES CINQ FRELUQUETS DE SOLRE-LE-CHATEAU 



La ducasse de Saint-Antoine étant ache­vée, les cinq freluquets de Solre-le-Château quittèrent Choisies vers la mi-janvier et enfilèrent la piedsente qui aboutissait au grand chemin de Philippeville. Ils étaient accompagnés du fils du meunier de Dimechaux, gros garçon un peu balourd qu’ils raillaient souvent et qui, pourtant, valait mieux qu'eux, vous en jugerez.

La nuit était profonde; la route, détrem­pée par les pluies, n’était qu’une boueuse fondrière aux abords de Cruquet, la haute falaise schisteuse qui se dresse en face du Pont des Bêtes, et d'où l’on extrait des pierres depuis des siècles.





Cruquet, c’était le rendez-vous des sor­cières de tout le pays. Déguisées en chats, en grenouilles, ou bien à cheval sur un balai, elles accouraient au sabbat des quatre coins du ciel ; leurs vociférations s’entendaient de plusieurs lieues, tandis que les feux follets qui dansaient dans les marais de la Solre attiraient vers les eaux traîtresses les pauvres voyageurs égarés, jouets des esprits infernaux.

Mais les cinq freluquets avaient bu de la bière et de l’hydromel plus que de raison ; ils ne songeaient guère à ces choses qui font peur; ils juraient et sa­craient à cause de l’obscurité.

« Tiens ! qu’est-ce? » dit le premier en désignant une masse qui se détachait vaguement sur le rocher à pic. Ils s’approchèrent et reconnurent un magnifique cheval.

« A qui peut-il appartenir ? » demandait un autre. — « Peu m’importe, répliqua le plus ancien, il est perdu ; je le monte, » et le saisissant par la crinière il sautait prestement sur le coursier. — « Et moi en croupe, » ajoutait un second.

Les trois suivants les imitèrent et trouvèrent place ; car à mesure qu’un freluquet se hissait sur le cheval, le dos de la bête s’allongeait, s’allongeait, comme pour engager les" derniers à accompagner leurs camarades.

C’est ce que percevait très bien le fils du meunier de Dimechaux, qui croyait à. quelque diablerie. Aussi, quand les cinq freluquets l’invitèrent à partager leur monture, hésitait-il, et, en posant une main sur le bidet, il invoquait Notre-Dame de Walcourt et lui promettait le pèlerinage.

À cet instant, il recevait un coup de queue qui lui fit voir trente-six mille chandelles et le renversa dans la boue. Alors il constata avec terreur que le cheval grandissait, de sorte que ses jambes étaient plus hautes que les chênes du bois et que de Lez-Fontaine il eût mangé l’avoine sur le clocher de Solre.

La bête poussa un hennissement tellement effroyable, tellement lugubre que tous ceux qui l'entendirent en eurent le frisson. Le bruit s'en répercuta comme un ricanement dans les vallées qui se perdent à la Sambre, et les chiens hurlèrent à la mort de Maubeuge à Beaumont, d’Avesnes à Erquelinnes.

D une enjambée, elle franchit la rivière, posa le pied sur la route, qu’elle traversa, et se dirigea vers les fonds de Sars et de Beugnies.

Un instant la lune parut entre deux nuages et à sa clarté blafarde le meunier entrevit les cinq malheureux freluquets, tremblants, éperdus, angoissés, leur attitude désespérée disant assez qu’ils avaient recouvré leur raison naguère perdue au fond des canettes.

Le macabre coursier des ténèbres arriva près d’un trou immense et de sinistre réputation, la Cavée du Diable; c'était une carrière d’argile à poteries depuis longtemps abandonnée à cause des éboulements et des sources.

Là il redevint petit, tout petit, comme un cheval ordinaire, et, avec un bruit formidable de plongeon, il disparut dans l’abîme, portant les cinq freluquets.

On ne retrouva point leurs corps, malgré les indications bien précises du meunier et les recherches de leurs parents et de leurs amis. Seulement, par les nuits sombres d'hiver, aux approches de la fête de Saint- Antoine, leurs âmes parcourent la campagne et malheur à qui se laisse prendre aux enjôlements de ces flammes verdâtres et sautillantes !


                                    


Voilà la légende des cinq freluquets de Solre-le-Château, telle que me la contait dans mon enfance une de mes vieilles parentes; et quand, surmontant l'effroi que me causait son récit, je lui demandais des détails sur cette bête fantastique, elle me répondait d’un air à la fois mystérieux et important : « C’est le Kébutte ! Avec l’Agavant, c’est le plus méchant et le plus traître des valets du diable ! »

Le Kébuffe était universellement connu de l’Escaut à la Meuse ; c'était l'elfe malfaisant des carrières, le mauvais génie des mines.

Là où l'on extrayait et où l’on travaillait le minerai de fer, à Eppe-Sauvage, à Liessies, le Kébutte était l'invisible esprit qui ralentissait le soufflet de la forge, humectait les bois, encrassait les fourneaux, rendait la fonte aigre et cassante.

Aux ouvriers des carrières, il faisait une guerre atroce et sournoise. A Cruquet, un jour on avait vu dissimulé derrière un tas de grès, un affreux petit bossu ricanant méchamment, et peu d’heures après un énorme pan de roc, se détachant soudain. ensevelissait les travailleurs.


A Ferrière, un chercheur d’argile, qui avait heurté du pied un crapaud placé sur son chemin, descendait dans son puits et se mettait à la besogne. Il appelait bientôt à l'aide, et les potiers accourus à ses cris virent avec épouvante que le pauvre homme s’enlisait dans ce sol dur comme du marbre. Il s’enfonçait lentement, attiré par quelque force surnaturelle. La tête disparut aussi : le Kébutte avait sa proie.

Les carriers de Boussières le redoutaient tout autant : l’un d’eux regardait une fois un lézard jaune tapi sur un moellon; le reptile le fixait avec tant d’insistance qu’il eut peur. Avant de fuir dans les bruyères, la vilaine bête ouvrit ses mâchoires et darda sur l’homme sa langue fourchue. Il retournait au travail et, peu d’instants après, un criât de pierre lui crevait K toujours le Kébutte.

Aujourd'hui, le Kébutte n’est même plus un dieu qui s'en va, c’est un dieu disparu. Seules quelques bonnes femmes le connaissent encore, et sans trop croire à ses maléfices, racontent ses légendaires exploits aux veillées d'hiver.

Oui, c’est un dieu bien vieux que le Kébutte ; et parce qu'il a résisté pendant des siècles aux efforts du christianisme, qu’il a triomphé des doctrines des druides comme des religions des Romains et des Francs, il méritait bien un souvenir ce curieux démon populaire dont la mystérieuse gestation remonte sans doute à l'aurore de l’humanité.

Son nom le prouve d’abord ; mais surtout de par ses attributs, c’est évidemment quelque frère égaré en terre gauloise du Robold gothique, le génie malfaisant de la mine, gardien jaloux des métaux enfouis dans le sol, qui joue un rôle si prépondérant et si étrange dans les légendes et les traditions des peuples du Nord. 

                                                                R. MINON

                                                                         1898

 


René MINON était instituteur à Hautmont, Nord (jusqu'en 1903) - Il démissionna de l'enseignement pour prendre la direction de l'Observateur à Avesnes, puis à Guise exploiter l'imprimerie-librairie et le journal L'Avenir . Membre titulaire de la Commission historique du département du Nord.

 Origine Avesnois : Parents à Ferrière-la-Petite et Colleret et Grands-parents de Choisies.

 A publié avec son frère Paul-Antoine-Clément Minon sous le nom Minon frères.










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